La Vierge de Guadalupe : Un symbole pour les Latinos aux États-Unis

Découvrez l'importance de la Vierge de Guadalupe pour la communauté latino-américaine. Cet article explore son rôle dans l'église et son impact sur l'identité culturelle des Latinos aux États-Unis, tout en partageant des réflexions personnelles et des anecdotes sur cette figure emblématique.

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La Vierge de Guadalupe : une conquête spirituelle et culturelle

Les premiers missionnaires arrivés en Amérique, provenaient de terres de tradition mariale. À côté des rudiments de la foi chrétienne, ils souhaitaient enseigner l'amour de la Mère de Dieu et de tous les hommes. Mais une telle tâche pouvait se révéler ardue dans la situation de violence qui caractérise toute conquête d'un pays par une autre nation.

C'est dans ce contexte qu'apparaît la Vierge du Tepeyac en 1531. Par Marie vint l'annonce de la joyeuse nouvelle de la libération de ce peuple vaincu et s'incarna profondément Jésus-Christ, son amour et son Évangile dans le cœur des Mexicains qui virent dans la Vierge comme une protectrice et une garantie de salut. À travers les apparitions de la Vierge de Guadalupe, nous assistons au témoignage extraordinaire d'une mexicanisation de l'évangélisation en dépit de toutes les controverses qui ont pu entourer ces apparitions jusqu'à aujourd'hui.

L'histoire de la Vierge de Guadalupe est intimement liée à l'histoire du Mexique. La dévotion à cette Vierge et l'essor de son culte vont de pair avec la création de la société mexicaine et la formation de sa conscience nationale. De fait, au-delà de l'évangélisation pure, la dévotion à la Vierge s'étendit et se convertit en symbole national identitaire pour les populations mexicaines vivant au Mexique ou en dehors de ses frontières.

1. Le contexte historique des apparitions

A. Un contexte historique mouvementé

Avec l'arrivée des trois premiers franciscains provenant de Gand en 1523, et l'année suivante celle des "douze", tous animés d'un authentique zèle apostolique, débute la première évangélisation et la christianisation méthodique de la population indigène du Mexique. Les dominicains suivirent en 1526, les augustins en 1533 et les jésuites en 1572. La période que l'on envisage correspond avec la Contre Réforme en Europe. Les premiers missionnaires sont arrivés au Mexique quatre ans avant la condamnation et la révolte de Luther. La phobie de l'hérésie qui faisait rage en Espagne était exacerbée en Amérique parmi les religieux qui étaient en contact permanent avec une civilisation païenne.

Sous l'influence des théories d'Érasme et venant dans ces terres vierges, ces fervents religieux voulaient édifier un christianisme plus pur et plus évangélique, une spiritualité plus authentique et conforme à la sensibilité de la bonne nouvelle de la Reine du Ciel. Aussi, outre l'aspiration à revenir à des règles strictes de la part des ordres mendiants, le clergé régulier et surtout les franciscains conçoivent des idées utopiques. Ils pensent avoir trouvé en Amérique un champ d'expérimentation sociale d'inspiration chrétienne, où ils pourront former un modèle idéal de communauté chrétienne primitive.

Deux phases principales constituent cette évangélisation. La première phase se caractérise par la liberté et l'indépendance avec laquelle les missionnaires peuvent se consacrer à leur travail les premières décennies. La deuxième phase débute après 1555 quand se réunit le premier concile mexicain. Dans cette phase, les conditions favorables à l'évangélisation missionnaire changèrent en raison de l'arrivée en Espagne du régime de Philippe II qui, souhaitant être le champion de la vraie foi dans le monde, se convertit en défenseur du christianisme menacé par la division de l'Église provoquée par Luther. Ainsi, systématiquement et à mesure que la couronne espagnole acquît des pouvoirs de décision, la liberté d'action des premiers missionnaires qui étaient sous l'autorité de l'évêque et le droit de fonder des institutions s'amenuisaient, ayant des répercussions très négatives sur la mission et l'évangélisation.

À cette époque, le célèbre et sévère Tribunal de l'Inquisition veillait à la pureté de la foi et l'intégrité des coutumes. L'une des déviances les plus redoutées en matière de croyance, de morale et de culte était l'idolâtrie. Le milieu du XVIe siècle fut une époque de persécutions impressionnantes et brutales au cours de laquelle tout document ou objet qui paraissait opposé à la foi catholique fut détruit et brûlé.

Tout en découvrant qu'ils adoraient des dieux, les Indiens découvraient que ces dieux n'étaient que des idoles. Toutes les croyances sur lesquelles reposaient pour eux depuis toujours l'interprétation du monde et lui donnait du sens étaient désormais perçues comme des superstitions qu'il fallait rejeter pour adopter le Dieu des vainqueurs.

Les missionnaires prêchaient le monothéisme et proclamaient un seul Dieu en trois personnes. Cependant, ils ne pouvaient empêcher les Mexicains de comprendre leurs enseignements religieux dans une perspective culturelle totalement différente de la leur. Les Aztèques vénéraient un seul dieu tout puissant (Ométeotl) représenté sous différentes formes, le modèle divin était toujours masculin ou féminin ou les deux.

L’aspect féminin de cet esprit était représenté sous différentes formes avec des vocables variés par exemple Tonantzin qui signifie "notre mère". Cette déesse pouvait changer dans le détail de sa représentation et elle était la divinité principale de la cosmogonie mexicaine dont le sanctuaire était à Tepeyac. Le peuple y venait en pèlerinage. Elle était vénérée au sommet de la colline et depuis des temps immémoriaux des gens parcouraient de longues distances pour offrir un sacrifice à la mère des dieux.

C'est cet endroit que la Vierge a choisi pour apparaître à un Indien Juan Diego en décembre 1531. Le lieu où la Vierge est apparue était donc connu dans le monde mexicain comme le site où la déesse vierge mère des dieux était vénérée.

B. Les apparitions : la controverse

Les apparitions se déroulèrent du 8 au 12 décembre 1531 et le texte qui relate les événements est connu sous le nom de Nican Mopohua ("Aquí se cuenta": "Voici ce que l'on raconte"), il aurait été rédigé en nahuatl par Antonio Valeriano entre 1552 et 1570, des divergences existent sur les dates. Son auteur avait été l'élève du célèbre franciscain Bernardino de Sahagún.

Quelques missionnaires n'admirent pas l'origine céleste du culte du Tepeyac, ils pensaient que la dévotion à la Vierge de Guadalupe du Mexique venait d'Espagne. C'était la même Vierge qui était déjà largement célébrée au milieu du XVIe siècle dans la Péninsule ibérique apportée par les gens d'Hernán Cortés, parmi lesquels beaucoup venaient d'Estrémadure.

Pourtant, les caractéristiques qui distinguent la Vierge d'Estrémadure de celle du Tepeyac sont beaucoup plus nombreuses que les éléments qui les rapprochent. En fait la seule chose qu'elles ont en commun, hormis le fait qu'elles représentent toutes deux la Vierge Marie, c'est le nom. Tout le reste est différent. Celle d'Estrémadure est une statuette en bois qui aurait été sculptée par l'évangéliste saint Luc. Celle du Mexique est une peinture estampée sur un tissu. La première est de style byzantin oriental. La seconde est une figure métisse ou indigène d'origine mexicaine. Celle de la péninsule ibérique est une mère avec un enfant dans les bras. Celle de Mexico est une jeune fille avec les mains jointes en attitude d'orante. Si les conquistadors voulaient en réalité partager une dévotion qu'ils aimaient, le moins que l'on puisse dire c'est qu'ils ne l'ont pas transmise avec exactitude et fidélité. Cela n'est pas en accord avec le zèle et le style apostoliques des missionnaires qui étaient au Mexique à cette époque.

La culture mexicaine reposait surtout sur la tradition orale et les populations locales de l'époque avaient à cœur de cultiver et de transmettre ces traditions. Au cours des années suivant les apparitions, quelques documents attestent néanmoins clairement et directement de l'existence des apparitions. Le premier document qui y fait allusion est un poème en nahuatl (El Pregón del Atabal) datant de 1531, ou de 1533 selon les sources. Il semblerait que ce texte fut chanté lors de processions au Tepeyac. À ce texte, succéda celui de la Relación Primitiva (1541-1545) rédigé en nahuatl. L'Información de 1556, cite le Diario d'un Indien Juan Bautista qui précise qu' "en l'année 1555, Sainte Marie de Guadalupe apparut sur le Tepeyac" ("En el año 1555, cuando se manifestó santa María de Guadalupe"). Ce fait est confirmé par les Annales de Mexico qui indiquent que cet événement a effectivement eu lieu mais un an plus tard : "1556. …quand la Vierge descendit sur le Tepeyac" ("1556. …cuando bajó la Virgen a Tepeyac"). L'historien Chimalpahin réaffirme cette date en précisant pour l'année 1556 dans ses Relaciones (écrit en langue mexicaine et dont la traduction a été réalisée par le français Rémi Simeon): "Alors aussi eut lieu l'apparition de notre digne mère sainte Marie de Guadalupe, à Tépéyacac" ("Auh ça no ypan in yhcuac monextitzino in totlaçonantzin santa Maria Guadalope yn Tepeyacac"). Ainsi, il apparaît que les apparitions de la Vierge soient situées au milieu du XVIe siècle par des témoignages écrits d'intellectuels indigènes. Cette date diffère de la date mentionnée par le Nican Mopohua et les textes rédigés par les auteurs d'origine espagnole qui suivirent. Cette discordance sur la date est d'ailleurs la seule que l'on puisse relever car les récits s'accordent tous sur les faits et le lieu des apparitions. En ce qui concerne l'existence de "peintures", il faut mentionner le Códice Escalada (1548), découvert en 1995 et authentifié, qui représente explicitement l'événement de façon picturale avec des inscriptions en nahuatl.

Les traditions principales furent élaborées aux XVIe et XVIIe siècles et les derniers écrits marquants furent ceux rédigés par les auteurs que l'on a appelé "les quatre évangélistes", Miguel Sanchez dont l'ouvrage, Imagen de la Virgen María Madre de Dios de Guadalupe (1648), regroupe les récits diffusés jusqu'alors en y associant des références théologiques empruntées à des passages bibliques ou à des auteurs chrétiens, toujours cités en latin. En 1649, le prêtre qui avait la charge du sanctuaire de la Vierge de Guadalupe, Luis Lasso de La Vega, publia un ouvrage en nahuatl ("Huei Tlamahuizoltica…" qui pourrait se traduire par "Le grand événement…") relatant les événements du Tepeyac. Il décrit comment elle apparut à Juan Diego et lui enjoignit de demander à l'évêque Juan de Zumárraga de Mexico, un franciscain, de construire une église. Face à la réticence de ce dernier, qui n'était pas hostile mais simplement prudent, elle invita l'Indien à cueillir des fleurs et à les apporter à l'évêque de manière à prouver la légitimité de sa requête. Lorsque Juan Diego déploya sa cape devant l'évêque, l'image de Marie apparue estampée sur le tissu. Il reprend ce récit en nahuatl "pour que les naturels voient et sachent en leur langue tout l'amour que Tu (la Vierge Marie) as eu pour eux et de quelle manière se produisit ce qui s'était fort effacé sous les atteintes du temps" ("para que vean los naturales y sepan en su lengua cuanto por amor de ellos hiciste y de qué manera aconteció; lo que mucho se había borrado por las circunstancias del tiempo"). Si, comme nous le verrons ultérieurement, de nombreux chants et poèmes dédiés à Notre Dame furent propices à l'émergence d'un nationalisme créole ; ce sont les peintures que l'on trouvait dans les églises, les pièces de théâtre édifiant en vogue à l'époque -si l'on en croit Robert Ricard- ainsi que les homélies, qui permettaient de nourrir la piété et la dévotion à la Vierge des populations locales. Luis Beccera Tanco, dont l'objectif était de dépeindre la gloire de la Vierge du Mexique pour inviter les fidèles à plus de dévotion et de vénération pour l'image sainte conservée au sanctuaire, fut le troisième évangéliste avec Origen milagroso del Santuario de Nuestra Señora de Guadalupe (1666). Enfin, le quatrième fut le jésuite Francisco de Florencia. Dans un ouvrage intitulé La Estrella del norte de México (1688), il insiste sur l'origine céleste de la représentation de Marie estampée sur la cape et sur la dévotion qui lui est due. Pour le jésuite, la christianisation du Mexique devait être fondée sur l'action de Dieu et pas sur l'action historique de la conquête et de l'évangélisation venant d'Espagne. De nombreuses lettres ou ouvrages relatifs à la Vierge et à ses apparitions et miracles suivirent au cours des XVIIIe et XIXe siècles.

À ces documents précèdent l'Información por el Sermón de 1556, une série de témoignages sur la polémique entre le Frère Alonso de Montúfar (dominicain) et le Frère Francisco de Bustamante (franciscain) qui attaqua la dévotion à la Vierge du Tepeyac. La bataille à laquelle se livraient les apparitionistes et les anti-apparitionistes était officiellement engagée.

Au sein de chaque ordre, toutes les positions étaient présentes. Même s'il est vrai que la tendance au sein de la communauté franciscaine était généralement l'opposition à la dévotion, certains franciscains se déclaraient clairement apparitionistes (en 1544, ce sont les frères mineurs qui organisèrent une procession d'enfants vers la chapelle de la Vierge pour endiguer une grave épidémie qui dévastait Mexico), et tous les dominicains et jésuites n'étaient pas nécessairement acquis à la dévotion.

La première défense publique en l'honneur de la Vierge du Tepeyac fut énoncée par le dominicain Alonso de Montúfar au cours d'un sermon prononcé le 6 septembre 1556. Les missionnaires de la capitale, principalement les franciscains considéraient ce sermon comme une approbation officielle du culte qui se pratiquait dans les églises, et qui à la moitié du siècle avait acquis une grande popularité non seulement parmi les Indiens mais également parmi les colons espagnols de Mexico. Les franciscains protestèrent contre ce fait croyant voir une grave erreur dans les agissements de la plus haute autorité ecclésiastique en reconnaissant implicitement qu'au Tepeyac il y avait des rites païens. Pour cette raison, la vénération de "Maria Tonantzin" en tant que Vierge de Guadalupe fut très discutée par une grande partie des missionnaires.

L'hostilité des frères mineurs est prouvée par des témoignages indiscutables. Le 8 septembre 1556, le provincial des franciscains, Francisco de Bustamante, autrefois commissaire général des Antilles, dénonça violemment dans un sermon le culte à la Vierge de Guadalupe. Il déclara qu'il n'avait pas de fondement et critiquait par-là même directement la vénération d'images peintes ou sculptées. C'était à ses yeux une erreur de laisser les Indiens croire que l'image de Guadalupe était dotée d'une vertu extraordinaire par laquelle elle faisait des miracles, qu'il était nécessaire de punir les propagateurs de ces mensonges.

Il affirma que l'image vénérée au Tepeyac avait été peinte par un Indien nommé Marcos et n'était pas miraculeuse. On reconnut derrière Marcos, l'Indien Marcos Cípac de Aquino, l'un des célèbres peintres indigène de l'école de peinture fondée à San José au cours des premières années d'évangélisation.

La paroisse de Guadalupe était servie par des prêtres séculiers. En fait, avant 1572, le culte de Notre Dame de Guadalupe semble avoir été une affaire séculière et épiscopale, approuvée et favorisée par les évêques, ou archevêques de Mexico. Depuis le XVIe siècle et jusqu'à aujourd'hui l'épiscopat mexicain a constamment soutenu la dévotion à la Vierge de Guadalupe depuis le premier concile (1554-1555) et ceci sans interruption jusqu'à la conférence Épiscopale mexicaine de 1979. Au cinquième concile mexicain (23 août-1er novembre 1896) en réponse à la lettre d'Icazbalceta de 1883, il fut précisé que : "L'apparition miraculeuse, sans être un dogme de foi… doit être acceptée et respectée comme tradition appréciée depuis les temps immémoriaux digne de foi et qui s'appuie sur une tradition ininterrompue et sur des documents irréfutables" ("la maravillosa apparición, sin ser dogma de fe…se debe aceptar como tradición querida desde tiempos remotos dignas de fe, ya que se apoya en una ininterrumpida tradición y sobre documentos irrefutables.")

De même, le clergé séculier soutenait que la dévotion des Espagnols à la Vierge de l'ermitage favoriserait la conversion des Indiens. Il exploita la piété mariale des Espagnols et les miracles de l'image pour susciter des conversions parmi les indigènes. La dévotion créole et indienne ne fit que croître autour du sanctuaire de la Vierge dans la seconde moitié du siècle.

Dans les quelques mois qui suivirent l'apparition de la Vierge, des milliers d'Aztèques s'étaient convertis au catholicisme. Qu'est-ce qui a pu les inciter à se tourner aussi rapidement vers la foi catholique ? Après dix ans de résistance absolue, pourquoi les Aztèques ont-ils si soudainement changé d'avis ? Ceux qui soutenaient que l'Église catholique avait inventé les apparitions et son histoire, pour mystifier les Aztèques et les pousser à la conversion, semblent trahir un sentiment de supériorité. Il s'agissait simplement d'une autre façon de perpétuer le mythe selon lequel les Aztèques étaient un peuple rustre et ignorant. Ces positions étaient sans fondement véritable car si l'on étudie la culture aztèque de façon suffisamment approfondie, on découvre qu'ils étaient au contraire très éduqués et sophistiqués. Ils étaient en effet nombreux à étudier dans les universités, les monastères et les temples. Ils étaient également habitués aux phénomènes surnaturels, aussi les rumeurs de l'apparition ne les auraient pas fascinés au point de se convertir au catholicisme ; même si une espérance eschatologique certaine, nourrie au contact des missionnaires favorables à la pensée de Joachim de Flore et lié au souvenir de la cosmogonie aztèque, les animaient.

Un mouvement de panique au sein de l'Église catholique suivi cette vague de conversions. Les Aztèques étaient-ils réellement convertis ou avaient-ils simplement appris à dire qu'ils étaient catholiques ? Les nouveaux convertis dirigeaient leurs prières vers la Vierge de Guadalupe, mais s'ils étaient catholiques, pourquoi ne priaient-ils pas Jésus ?

Même si le culte de la Vierge et le pèlerinage au Tepeyac semblent alors avoir triomphés avec le soutien de l'épiscopat, face à l'indifférence des dominicains et des augustins et à l'hostilité des franciscains, les autorités ecclésiastiques favorables à la dévotion, pour des raisons théologiques ou pour des intérêts supérieurs, ne pouvaient pas l'appuyer sur des miracles ni sur des faits extraordinaires.

2. L'événement du Tepeyac

A. La tilma de Juan Diego : un "catéchisme" unique

Dans le drame de la "Conquête spirituelle" du Mexique, faite d'efforts magnanimes d'évangélisation du côté des missionnaires mais aussi de domination absolue de la part des Conquistadors, entre en scène une femme qui déclare se nommer "Sainte Marie de Guadalupe" et imprime miraculeusement son image sur la cape, la tilma d'un Indien récemment converti. La tradition religieuse assure que l'intervention de la Vierge Mère dans l'histoire s'est effectuée de manière extraordinaire et prodigieuse. La Vierge apparaît six fois sous la forme d'une jeune femme de race métisse, d'abord à Juan Diego (quatre fois), puis à son oncle Juan Bernardino et enfin à l'évêque sous la forme d'une image d'elle-même estampée sur la cape de Juan Diego. Durant les premières années, les témoignages clairs en relation avec la Vierge parlent de la dévotion dont elle fait l'objet, de pèlerinages, de visites à son église, de miracles. On ne cite pas les événements liés aux apparitions, ni le message que, d'après la tradition, la Vierge envoie à l'évêque Zumárraga par l'intermédiaire de Juan Diego.

Si l'image ne correspond pas à un style de peinture européenne du XVIe siècle, elle se présente comme un véritable codex aztèque, un "amoxtli", manuscrit dont la fonction est de conserver (sous forme de glyphes, de pictographies…) la mémoire historique d'un événement qui s'est produit. À la différence de l'homme d'aujourd'hui et avant l'arrivée des Espagnols, l'Indien était intuitif, il vivait en contact permanent avec la nature et Dieu lui parlait à travers elle s'il était suffisamment attentif pour l'écouter. La religion indigène était reliée au cosmos.

Pour les Indiens qui savaient lire les signes de la nature, la figure de la Vierge sur la tilma pouvait se lire comme un texte, comme un catéchisme spécial. Son vêtement paraît être comme le soleil ("Su ropa parecia el sol y echaba rayos"). Dans la culture nahuatl, les vêtements des personnes importantes portent des objets, des signes et des symboles qui disent à tous qui était ou ce qu'a fait la personne qui les porte. Le soleil est symbole de Dieu. Dans cette partie du texte les mots sont écrits en minuscule, soulignant que la Vierge n'est pas le soleil, n'est pas Dieu. Cependant, le soleil est sa parure, on veut dire par là qu'elle a quelque chose à voir avec Dieu, que Dieu fait partie de son expérience.

La Vierge est entourée des rayons du soleil, la lune est à ses pieds et des étoiles ornent son manteau. Juan Homero Hernández Illescas a découvert que la position des étoiles sur son manteau indiquait la date du solstice d'hiver le 12 décembre 1531 (date retenue pour la célébration de sa fête). Elle est "pleine de gloire" ou de "grâce", le soleil qui l'entoure souligne son élection alors que la ceinture noire que porte la Vierge signale qu'elle est enceinte. La présence des fleurs, notamment le jasmin à quatre pétales, le "nahui ollin" représente de façon stylisée le centre de la pierre du soleil. Elle se trouve sur le ventre de la Vierge pour signifier la plénitude, le principe et la fin, le passé et l'avenir suggérant par-là même la présence du Christ dans le corps de Marie. Un nouveau soleil de justice et sainteté va voir le jour, Jésus Christ qui illumine tout homme qui vient au monde (Jean 1,9).

L'écriture aztèque utilisait des glyphes pour représenter des idées. Ainsi, les fleurs en général sont signes de vérité et de communication avec la transcendance. Là, elles prennent en plus racines sur l'azur du manteau de la Vierge, comme pour indiquer que ces racines trouvent leur origine dans le ciel, accentuant ainsi le lien indubitable entre l'image et la divinité.

B. Le message de la Vierge dans le Nican Mopohua

Le texte en nahuatl du Nican Mopohua précise de façon plus directe le contenu du message de la Vierge au Tepeyac et ses liens avec le dogme catholique. Cependant, encore une fois, comme pour la tilma, il est nécessaire de décrypter la symbolique et d'étudier la signification de certains mots en nahuatl sans s'arrêter nécessairement à la traduction existante. De nombreuses traductions existent, nous avons pris le parti d'utiliser celle de Don Angel María de Garibay, reprise dans l'étude de Clodomiro L. Siller Acuña, car elle nous a semblé être la plus proche du texte original.

Tout d'abord, "Flor y canto", les fleurs et les chants sont des moyens pour communiquer avec le mystère, avec la vérité, avec le divin, avec Dieu. Pour être efficace, une évangélisation doit trouver son fondement dans la vérité. Dans la culture nahuatl, la vérité s'explique dans "la fleur et le chant" ("flor y canto"). L'événement du Tepeyac se déroule dans un climat merveilleux, des chants d'oiseaux jusqu'au miracle des roses de Castille.

C'est un chant qui attira Juan Diego lors de la première apparition. Entre le moment où il entend la musique et celui de son dialogue avec la Vierge, il y a un silence. Ce silence associé à la nuit est symboliquement lié à l'événement des origines de la création. En entendant la musique, Juan Diego regarde vers l'est. Les Aztèques pensaient que la vie venait de l'est, d'où se lève le soleil, l'un des symboles de Dieu et c'est de cette direction que parle la Vierge. Quand un prêtre montait vers le temple dédié au soleil, il regardait vers l'est, l'ouest dans le dos. Cette mention explicite de localisation associe symboliquement le mont Tepeyac à un temple.

Cependant, ce chant initial, pour être sans fleurs, indique que la vérité du Tepeyac est incomplète, cette vérité supérieure ne se réalisera qui si l'homme collabore avec le divin. Juan Diego a une mission à accomplir. En l'accomplissant, il donnera à l'évêque le signe qu'il transmet la vérité de la dame du ciel, que ce qu'il dit est vrai et que sa demande de construction d'un temple est légitime. Les roses qu'il porte dans sa cape sont présence et vérité. L'épisode qui décrit les serviteurs qui essaient d'enlever ce que Juan Diego a dans sa tilma peut s'interpréter symboliquement comme une tentative de leur part d'ôter la vérité des mains des Indiens. La Vierge a en effet voulu que ce soit Juan Diego, un Indien qui apporte la vérité à l'évêque espagnol. L'Indien est alors non seulement restauré dans sa dignité mais, lui qui était considéré par bon nombre de missionnaires comme incapable d'exercer des fonctions sacerdotales dans l'Église, devient capable d'apporter la bonne nouvelle et de faire de la théologie.

L'évangélisation du Tepeyac devient désormais une alternative à la Conquête spirituelle. La Vierge parle à Juan Diego en nahuatl et le message s'adresse au peuple indigène. Elle lui présente un christianisme que les missionnaires, malgré leurs efforts et leurs intentions droites, n'avaient pas réussi à leur proposer avec autant de force. Tout ce que disait la Vierge avait immédiatement du sens pour les Indiens. Marie parle aux Indiens dans leur langue avec leurs propres symboles religieux.

Il n'était cependant pas question de construire le christianisme sur les ruines de l'ancienne religion aztèque, la Vierge se présente à sa première rencontre avec Juan Diego comme la Mère de cinq anciens dieux aztèques : "Mère du dieu de vérité" ("In Huelnelli Teotl Dios"), "Mère de celui par qui l'on vit" ("In Ipalnamohuani"), "Mère du créateur de personnes" ("In Teoyocoyani"), "Mère du Seigneur de ce qui est proche et uni, de ce qui est près et loin" ("In Tloque Nahuaaque"), "Mère du Seigneur du ciel et de la terre" ("In Ilhuicahua In Italtipaque"). Elle récupère une partie de l'immense richesse de la théologie nahuatl. Elle se présente comme véhicule d'unité religieuse et nationale. Le visage métis de la Vierge de Guadalupe symbolise la rencontre des deux cultures et l'émergence d'une humanité nouvelle. L'évangélisation indienne s'incarne également dans ces valeurs. Elle dit à Juan Diego qu'elle est venue pour tous les habitants de la terre, pour ceux qui ont besoin d'elle et lui demandent son aide dans leur pauvreté, quelle qu'en soit le visage. Son métissage l'autorise à se proclamer la Mère universelle, elle réunit toutes les races en elle. La Vierge vient réconcilier son peuple. Marie demande une église et elle a laissé son image, parce qu'elle veut que son peuple soit uni comme une seule famille avec un destin commun. Avant les apparitions, les populations vivant sur le sol mexicain étaient divisées. La Vierge dit à Juan Diego qu'avec l'évêque, ils resteront opposés par la race, mais deviendront frères dans la foi pour que la parole de l'Évangile de Jean se réalise "afin que tous soient un," "afin qu'ils soient parfaits dans l'unité". Cette unité dont parle la Vierge de Guadalupe peut s'interpréter comme la naissance d'un nouveau peuple, la fusion des deux races dans le métissage mexicain. Marie vient à la rencontre de Juan Diego et de l'évêque -qui appartiennent à des groupes ethniques divisés et opposés jusqu'alors- pour qu'ils trouvent un chemin d'entente et de réconciliation. Elle vient au Mexique dans un contexte de conflit, de Conquête, de domination d'une race sur une autre, ce contexte douloureux différencie la Vierge de Guadalupe des autres apparitions de Marie à travers le monde. Elle devient la mère métisse d'un monde nouveau. Elle veut transformer l'obscurité en lumière, la division et l'hostilité en amour, l'injustice en une civilisation nouvelle faite de paix et d'harmonie. Marie aide les nouveaux convertis mexicains à découvrir les merveilles du Seigneur et leur identité de chrétien. La Vierge apparaît à Juan très tôt le matin comme pour signifier l'aube d'une nouvelle ère.

Le message de la Vierge possède des analogies bibliques avec certains dogmes catholiques. Ainsi, la Vierge se présente aussi comme "la Sainte Marie toujours vierge Mère de Dieu" ("In nicenquizca ichpochtli Sancta María Dios in Nantzin"). La virginité devait paraître naturelle à la population locale qui avait l'habitude de côtoyer un panthéon de divinités féminines vierges et qui parfois enfantaient tout en restant intactes. Elle souligne également l'existence d'un Dieu unique, pour indiquer qu'il s'agit du même Dieu, l'auteur écrit ce vocable en espagnol ("Dios"). Elle se nomme en outre la "Mère du vrai Dieu" ("In Ipalnemohuani, nelli Teotl") et annonce le Christ, celui par qui nous vivons. Elle annonce le vrai Dieu en contraste avec les faux dieux, les idoles.

Le symbolisme des pictogrammes qui ornent son image, comme le nœud sur la ceinture, la lumière du soleil qui l'entoure, la lune sous ses pieds et les étoiles sur le manteau évoquent quelque chose de la mère de l'Apocalypse. De même, du point de vue iconographique, la Vierge de Guadalupe synthétise deux dogmes : celui de l'Immaculée, qui est la figure de la victoire du Christ sur le péché et celui de l'Assomption, qui laisse entrevoir la victoire du Christ sur la mort. Avec la Vierge du Tepeyac, la population du Mexique abandonne le péché de l'idolâtrie pour entrer dans la communion des saints à travers le baptême.

Le message de la Vierge de Guadalupe est christocentrique. Marie annonce le Christ et conduit à lui. Elle est mère, mais aussi créature, humble servante du Seigneur, qui demande un temple pour le faire connaître, le glorifier, le manifester aux gens à travers son amour maternel. Le regard miséricordieux que Marie porte sur chacun réveille le cœur qui dort en chaque homme, pour lui faire découvrir la présence vivante de l'Esprit au tréfonds de son être.

La maternité spirituelle de Marie au Tepeyac est la projection de sa présence au Calvaire et à la Pentecôte. Cette maternité spirituelle ne se limite pas à des individus, à un peuple mais à des horizons universels puisque la Vierge se déclare Mère de tous les hommes. Tout l'Évangile du Tepeyac est un vrai cantique à la maternité spirituelle de Marie.

L'évangélisation embrasse tout, c'est pourquoi ses caractéristiques sont exprimées avec quatre verbes, le chiffre quatre est un symbole de totalité dans la culture aztèque. Si l'évangélisation n'embrasse pas à la fois notre cœur et notre intelligence, ce n'est pas une évangélisation complète. C'est ainsi que Marie pose les conditions aux sujets de l'évangélisation, elle leur demande qu'ils l'aiment, qu'ils lui parlent, qu'ils la cherchent et se confient en elle. C'est une façon de mettre l'accent sur la relation stricte entre les œuvres et les paroles d'évangélisation, d'insister sur le fait que le peuple n'a qu'à parler pour que la Vierge l'entende.

Pour la Vierge du Nican Mopohua, évangéliser, c'est donner à connaître ("Nicnextiz" : "montrer") et aussi agir en conséquence ("nicpantlaza" : "donner"), il est impératif que l'évangélisation possède ces deux éléments d'unité entre la parole et les œuvres pour demeurer crédible. "Son cœur noble", ses "intentions nobles" et ses "nobles actions" ("In iyotzin") sont en harmonie avec ses "paroles nobles" ("itlatotzin"). Telle est l'évangélisation qui intéresse l'Indien, la cohérence entre les paroles et les actions.

Marie suggère une expérience de la foi à travers le pauvre. Évangéliser c'est aimer les pauvres, souffrir avec eux, aider et défendre les opprimés. Il s'agit d'imiter Marie pour revêtir ses vertus évangéliques, de témoigner de sa présence dans sa vie quotidienne en aidant ses frères qui souffrent, les pauvres, les marginaux, les derniers et de coopérer par les œuvres, les actes, les exemples, au projet de salut du Christ.

Certains des premiers missionnaires repoussaient la culture indienne car ils la trouvaient idolâtre, superstitieuse et diabolique. Celle du cerrito est une évangélisation différente : "elle attire beaucoup" ("In quimococanahuilia") et " elle procure l'amour" ("Quimotlatlazotilia"). On voit ici comment s'effectue l'évangélisation de la Vierge de Guadalupe.

Tout ce que fait la Vierge est en relation avec l'œuvre salvifique de Dieu. L'Église est famille, communauté de foi et d'amour, corps mystique du Christ. Tous les rachetés ont la même dignité de Fils de Dieu. C'est une évangélisation totale, "extrêmement recréatrice" ("in hueelcenca tehuellamachtli"). Le Nican Mopohua suggère donc la nécessité d'une évangélisation qui recrée, qui convertit et qui anoblit ("In huel tecpilticyuhqui"). L'évangélisation du Tepeyac comme nous l'avons vu, restitue la dignité, quoique le verbe utilisé ("tecpilli") signifie aussi : "armer un quelconque chevalier, lui donner la force pour qu'il puisse mener à bien sa mission". Ces deux acceptions peuvent en l'espèce coexister et même préciser le sens que l'auteur a souhaité donner à ce vocable.

La construction d'une église n'est pas le seul projet de la Vierge. Elle ajoute "in ic ticnemilitiuh in tlein nimitztitlani"(: "avec lesquels tu vas mettre en œuvre ce que je t'ai chargé de faire", "nimitztitlani" peut également se traduire par "je t'envoie"). Dans le projet du Tepeyac, le pauvre est une personne qui a une dignité, on lui confie une mission. La Vierge demande à Juan Diego qu'il se convertisse en un ambassadeur et prophète actif, en un évangélisateur dynamique. Il s'agit de réaliser le plan du salut de Dieu et de construire une Église avec des pierres vivantes. Il n'y a pas de syncrétisme mais il y a inculturation. La théologie mariale est claire et distincte. Si la Vierge demande un lieu de culte, ce n'est pas pour elle mais pour que l'on reçoive le don de la grâce, de la foi, de sa présence permanente. Ce lieu sera un signe constant de sa présence maternelle de tous les jours pour que ses fils puissent la contempler, écouter sa voix, suivre son chemin, garder son message dans leurs cœurs, dans leurs vies et le faire fructifier en œuvres et témoignages chrétiens. La Vierge invite à passer du signe à la réalité, découvrir dans la foi sa présence, entrer dans la communion avec elle. Elle se présente comme la "Mère miséricordieuse" "In namoicnohuacanantzin". Son projet est de construire une seule Église, un seul peuple de Dieu.

La Vierge n'entre pas dans le plan de l'évêque. Elle n'établit pas de contrat avec l'œuvre d'évangélisation organisée par les Espagnols, elle n'offre pas sa collaboration à la conquête spirituelle du Mexique. Elle ne parle pas non plus directement à l'évêque mais elle le fait à travers un Indien. L'évêque perçoit la voix de Marie seulement en écoutant la voix de Juan Diego. C'est à travers le pauvre que le riche perçoit le message social de Tepeyac. Si le pauvre a un contact direct avec la Vierge, ce privilège semble dénié aux riches.

Mais Juan Diego est un Indien converti qui a suivi une formation catéchétique. Lorsque Juan Diego parle de l'apparition à l'évêque, il fait le lien avec le Christ. Il utilise l'expression "In tlazamahuiznantzin (la "vierge aimable") qu'il complète avec "in Totemaquixticatzin Totecuiya Jesucrissto" ("par qui nous a racheté de sa main le Seigneur Jésus Christ"). Par cette réflexion théologique, Juan Diego fait lui-même la synthèse de ce qu'il a expérimenté pour convaincre l'évêque.

Marie respecte l'ordre hiérarchique constitué, la reconnaissance de l'autorité de l'Église est un signe d'authenticité et d'unité. En effet, Juan Diego doit convaincre l'évêque de construire une église. L'Indien pauvre que l'on estime superstitieux et ignorant devient dans ce projet le messager de la Vierge, celui qui va chercher l'évêque. Il participe à l'évangélisation de Notre Dame et collabore à la libération de son peuple. Juan Diego est messager et témoin de la Vierge parce qu'il a vu et a cru, il a vu et écouté. Il a servi la parole en remplissant sa mission d'envoyé, y compris à l'égard de l'évêque franciscain Zumárraga qui est évangélisé avec le sentiment qu'il reçoit la joyeuse nouvelle de l'apparition grâce à Juan Diego. Ce dernier continuera dix-sept ans comme missionnaire catéchiste et gardien vigilant de l'image miraculeuse près de l'ermitage. Il se convertit en prophète, apôtre et serviteur de la parole.

La Vierge s'adresse à Juan avec délicatesse et amour. L'esprit qui a engendré en elle le Fils de Dieu continue à travers l'histoire à engendrer des fils, les frères de Jésus. Elle utilise "Noxocoyouh Iuantzin " qui est un terme de révérence qui pourrait se traduire par "digne Juan". L'événement ressemble davantage à une rencontre qu'à une apparition. La Vierge établit un véritable dialogue, une communion de personnes. Clodomiro L. Siller signale que si être assis signifiait pour les Aztèques que le noble présidait sur les gens ou les dominait, Marie apparaît debout comme pour indiquer que la noblesse que Juan Diego voit dans cette femme n'est pas dominatrice. Elle ne traite pas Juan Diego comme quelqu'un de conquis. Ainsi, Marie enseigne que l'évangélisation se fait avec respect, considération et humilité.

Il n'y a aucun doute qu'il existe l'option pour les pauvres dans l'élection du voyant Juan Diego. Cependant, la Vierge l'a choisi parce qu'il était bon, parce que dans son cœur noble il y a la grande résignation des humbles et Marie voit en lui tout son peuple. Comme elle l'aime elle se veut métisse. Elle est toute blancheur et toute grâce mais elle se fait indienne.

3. Une évangélisation difficile

A. Une formation spirituelle à réinventer

L'évangélisation rencontra beaucoup d'obstacles parmi les natifs. L'idolâtrie continuait à être pratiquée en secret et il s'est vite agi de ne pas obliger le néophyte à cesser entièrement avec sa vie antérieure. Il devait pouvoir retenir une partie de ces traditions, le missionnaire ne devait rien inventer mais prendre ce qu'il trouvait dans les cultures païennes et l'amener dans le projet chrétien. Les missionnaires, et plus tard le clergé séculier, firent leur possible pour substituer les idées religieuses non chrétiennes aux idées chrétiennes, les modifiant ou les restructurant pour, de cette façon, transformer les fondations spirituelles des cultures indigènes.

Les frères mineurs ne soulignaient pas seulement l'absolue nécessité de détruire l'idolâtrie mais également, tout ce qui pouvait en suggérer la mémoire. Cependant, les frères mineurs étaient favorables à une rupture complète avec le monde ancien. Ils refusaient de tenir quelque compte que ce soit, des analogies pouvant exister entre le paganisme indien et le christianisme.

Après 1541, à l'initiative de Zumárraga, les franciscains, les dominicains et les augustins groupèrent volontairement et méticuleusement leurs méthodes. La confrontation des problèmes résultant de la conversion en masse des indigènes, servit de base pour la création de nouvelles institutions et pour l'utilisation de techniques jusqu'ici inconnues en Europe. Ces nouvelles méthodes se déduisaient de l'observation et de l'analyse des us et coutumes des anciens Mexicains. Pour contourner la difficulté liée à la compréhension linguistique, les missionnaires eurent recours à l'enseignement religieux à travers l'utilisation d'images. Les catéchismes pictographiques fleurirent, provoquant dans certains cas une perte réelle de substance dans l'information transmise. Ils n'étaient pas toujours en conformité avec le dogme et les doctrines enseignées officiellement par l'Église. Ils pouvaient parfois même se situer à la limite de l'hérésie, le dessin du Christ en croix se mêlait parfois aux images des anciens dieux.

La Couronne espagnole n'était pas hostile au fait d'étudier et d'enseigner les langues natives. Néanmoins, elle croyait qu'elles étaient trop concrètes pour expliquer les mystères de la foi chrétienne, d'où l'insistance de les enseigner en espagnol. En outre, l'instruction faite par un interprète à un catéchumène risquait d'être imparfaite et insuffisante pour lui administrer le baptême. Cependant, les premiers missionnaires respectaient les langues des natifs et leurs usages, aussi adaptèrent-ils leur enseignement au tempérament et aux aptitudes des Indiens. En effet, la langue constitue malgré tout le meilleur moyen de pénétrer l'esprit des païens et de conquérir les cœurs. Une fois la langue des natifs maîtrisée, ils en firent très largement usage, au détriment de l'espagnol. C'est alors qu'un problème singulièrement délicat survint, comment expliquer le dogme, expliquer des notions qui n'avaient jamais été exprimées en nahuatl, des notions pour lesquelles ils n'avaient pas de mot. Il s'agissait également d'éviter tout accommodement avec le rite et le dogme. Ils insérèrent donc dans la langue du pays et dans les textes natifs tous les mots européens qu'ils pensaient nécessaires que ce soit dans leur forme latine, ou dans la forme de la langue des missionnaires.

Les religieux du Mexique adoptèrent cette approche, non seulement parce qu'elle était la plus simple mais aussi parce que c'était plus sûr d'un point de vue strictement orthodoxe. En outre n'était-il pas imprudent d'utiliser pour la communion, le baptême et la confession, des termes natifs superficiellement analogues, mais qui étaient entièrement différents, dans leur sens et leur portée. Les représentants des trois ordres se rencontraient périodiquement pour examiner les problèmes et assurer l'uniformité en présentant des catéchismes. Ils partageaient leur expérience et leurs déceptions ; leurs erreurs et leurs succès profitaient aux autres, et une sorte de communauté de méthode émergea, ce qui explique l'éclectisme de la mission mexicaine.

On doit ajouter à cela les tendances individuelles, souvent divergentes, parfois hostiles à l'intérieur des ordres. L'intensité de la dévotion mariale, héritage de la religiosité ibérique, a depuis toujours été très forte en Amérique du Sud. Selon la sensibilité des différents ordres, plusieurs aspects de la piété mariale étaient envisagés. Ainsi, les franciscains encourageaient la dévotion à l'Immaculée Conception alors que les dominicains préféraient Vierge du Rosaire.

B. Une catéchèse inculturée

Depuis l'apparition, les Indiens se convertirent en masse au christianisme. Initialement les dominicains et les franciscains n'admettaient pas les natifs à la vie monastique et au sacrement de l'ordre puis peu à peu des religieux créoles furent recrutés. Les missions ou "centres d'évangélisation" s'étendirent rapidement sur une grande partie du territoire conquis. À l'origine, il y eut seulement les franciscains, mais ils ne tardèrent pas à être rejoint par les dominicains et les augustins. Plusieurs décennies après, d'autres ordres comme la Compagnie de Jésus entrèrent en scène avec un esprit également tout apostolique.

Il ne fut certainement pas aisé d'inculquer les vertus d'une religion d'amour à des Indiens qui voyaient que les nouveaux représentants du pouvoir commettaient les abus et les crimes les plus atroces et détruisaient sans vergogne leurs institutions les plus sacrées, au nom de cette même religion fondée sur la charité et la miséricorde. Les premiers missionnaires franciscains et augustins étaient convaincus que l'évangélisation de la Nouvelle Espagne serait facilitée, si les Indiens eux-mêmes devenaient évangélisateurs. À cette fin, ils fondèrent des centres de catéchèse tant au niveau populaire qu'académique pour préparer quelques dirigeants à servir de guide aux nouvelles communautés chrétiennes. Le collège de Santa Cruz de Tlalelolco, fondé le 6 janvier 1536 sélectionnait ses élèves parmi les principales familles indigènes. L'un des élèves était Antonio Valeriano qui appartenait aussi au groupe d'informateurs de Sahagún. Sahagún connaissait le nahuatl, le latin et l'espagnol, il fut directeur du collège pendant 40 ans. Juan Diego qui appartenait à la classe des "macehuales" (agriculteurs) fréquentait le catéchisme au niveau populaire le samedi. Cependant Marie le choisit comme son ambassadeur. Dans l'action missionnaire de la Vierge du Tepeyac, il se convertit en prophète et apôtre, serviteur de la parole et premier dévôt de la Vierge. L'événement et le message de la Vierge de Guadalupe s'incarnèrent dans la culture nahuatl et provoquèrent un changement radical dans la tâche évangélisatrice des missionnaires au Mexique. Ce renversement propice eut des fruits féconds et insoupçonnés.

À l'image de la pédagogie de la Vierge de Guadalupe, la pastorale qui en émana consista à vivre avec les Indiens, parler comme eux, en faire des collaborateurs et agir à travers eux. Ainsi sur ce modèle, les franciscains de Nuevo Nexaca proposèrent la technique de l'EVIPI (Evangélisation de l'Indigène par l'Indigène). Il ne va pas s'agir d'offrir son aide aux Indiens mais de pénétrer dans le monde des Indiens et de s'y développer. Les "indios missioneros" apportent leur message à d'autres indiens. La mission est le rôle de tout baptisé et en 1987, 120 "indios missioneros" jouaient ce rôle à Nuevo Nexaca.

L'évangélisation cherche à atteindre les zones plus profondes des cultures, c'est un processus de consolidation non de destruction. À la lumière du message de la Vierge du Nican Mopohua résulte une mariologie compatissante envers les pauvres, de libération d'un peuple opprimé et conquis. L'image libératrice de Marie favorise un long chemin de foi et d'identité historique d'un peuple qui lutte pour son indépendance et ses valeurs culturelles. Jusqu'à aujourd'hui cette image libératrice n'a pas perdu son dynamisme et sa fascination, surtout dans la religiosité populaire. Au XIXe siècle, son culte s'imposa comme symbole de mexicanité dans la lutte pour l'Indépendance (1810-1821).

La Vierge n'est pas seulement l'une des apparitions parmi tant d'autres, on doit la voir comme le fondement même de l'Évangile au Mexique. Les peuples des Amériques, condamnés et crucifiés, se retrouvent abandonnés de leurs dieux, vaincus, anéantis et sans protection. La culture doit être rénovée et transformée par l'Évangile. La réflexion théologique du Nican Mopohua se réfère aussi à l'évangélisation inculturée. Le Nican Mopohua n'est pas moins que l'Évangile de la culture, le récit d'une expérience de naissance et de résurrection, l'Évangile original des Mexicains. Dans ce contexte, la Vierge est considérée comme une figure intégrative de l'Évangile émané de la culture. L'histoire des Mexicains nous démontre que la foi chrétienne à travers la Marie est compatible avec la culture et les valeurs mexicaines. La Vierge ouvre le chemin aux disciples pour qu'ils poursuivent la mission d'annoncer la bonne nouvelle du salut. Cette narration est un paradigme incomparable qui manifeste la relation qui existe entre l'Évangile et la culture.

C. Dévotion mariale et évangélisation dans le Mexique du XXe

a) Des publications mariales spécifiques

L'église que Marie veut, doit être un lieu d'évangélisation, de promotion humaine, de rachat de la culture et de la mémoire historique. Au fil des siècles, sa méthode d'évangélisation n'a rien perdu de sa vigueur, ni le contenu de son message, ni sa présence maternelle. Pour familiariser les fidèles avec la dévotion mariale, la prédication et la presse sous toutes ses formes furent utilisées au XXe siècle. Le catholicisme de l'époque avait besoin de réévangélisation. Ainsi, en 1932, Don Manuel Garibi Tortolero de Guadalajara suggéra d'utiliser la neuvaine qui précède la fête de la Vierge de Guadalupe, le douzième jour de chaque mois, ou toute autre fête mariale et profiter de ces moments favorables, pour faire des prédications à caractère dogmatique en direction du développement de la dévotion mariale. En outre, comme véhicule naturel de ce courant d'instruction catholique, il encouragea la publication de revues mariales relatives à la Vierge de Guadalupe.

À ses yeux, la dévotion mariale était une arme efficace qui devait inévitablement porter du fruit. Il proposa donc d'écrire divers feuillets ("folletos" (pour le peuple) et "volantes" (pour les clercs)) relatifs à la Vierge de l'apparition et à la dévotion que le peuple mexicain lui témoigne. Ces documents devaient être publiés périodiquement pour que leurs bienfaits soient permanents. De fait, Marie soutient notre foi aussi faut-il recourir souvent à son intercession et ne pas l'oublier. Elle ne cache pas le Christ mais au contraire le révèle, elle montre le chemin qui conduit à lui. Les "folletos" destinés au peuple avaient pour vocation de passer au patrimoine populaire en utilisant peu de sources historiques. Toutefois, les "volantes," conçus pour les clercs devaient être plus documentés et contenir davantage de preuves sur l'événement de l'apparition. En effet, ces ecclésiastiques étaient censés exploiter opportunément ces informations dans leurs prédications. De plus, un Catecismo guadalupano fut publié par Don Manuel Garibi Tortolero de Guadalajara en 1914, à 70.000 exemplaires. Cet ouvrage fut adopté comme texte obligatoire pour tout le diocèse de Zacatecas au congrès catéchétique qui s'est tenu en 1919. Il était également utilisé pour diverses célébrations solennelles.

Il était utile d'adopter un catéchisme universel pour toute la République qui soit simple, clair et sobre. Il est écrit sous forme de questions-réponses et vendu à prix modique. L'idée était d'étendre sa diffusion et son utilisation à toute la République et même au-delà. Mais pour beaucoup d'élèves il y avait trop de questions inutiles, trop d'informations ; et la distinction entre le certain et le probable n'était pas toujours claire. Les catéchismes de la Vierge de Guadalupe fleurissent depuis cette époque. Ils sont réactualisés et réédités régulièrement pour convenir à tous, ils sont toujours vendus à un prix modique. De nouveaux catéchismes avaient déjà été publiés à la fin de la période coloniale et peu à peu l'identification de la Vierge de Guadalupe à Marie s'était produite. Cependant il semble que cette identification ait eu lieu entre la Marie des dévotions catholiques populaires et la Vierge de Guadalupe, non entre cette dernière et la Marie de Nazareth.

Il fallait veiller à ne populariser que ce qui était nécessaire et sûr et être capable d'entrelacer ces faits, d'éléments de doctrine catholique et de leur relation avec les apparitions. Loreno et Tortolero traduisirent en latin les textes des apparitions d'Antonio Valeriano. Cet opuscule latin imprimé à Guadalajara était destiné à être diffusé à l'étranger. Une sorte de prosélytisme "universel" se développa avec pour objectif d'aimer et de faire aimer la Vierge de Guadalupe. Grâce à ces opuscules latins, accessibles à tous les ecclésiastiques catholiques du monde, Tortolero espérait propager à travers le monde l'amour de la Vierge de Guadalupe et ceci avec d'autant plus de facilité que le Saint Siège avait étendu à l'Église universelle l'office et la messe de Notre Dame de Guadalupe (Office Propre concédé par le Saint Siège en 1894). Par ces publications, ils espéraient que les prêtres aient une bonne connaissance des principes fondamentaux : des apparitions, de son histoire, des bénéfices que l'Église a pu en retirer ainsi que la patrie, afin d'être à même d'obtenir par l'intercession de la Vierge les fruits nécessaires pour combattre certaines des erreurs du monde moderne.

b) Une omniprésence de la religiosité populaire

L'événement des apparitions a une signification théologique. On ne contemple pas seulement la vérité historique des apparitions et du voyant Juan Diego, mais aussi l'expérience de foi chrétienne d'un peuple qui assume le message de la Vierge. Dans cet événement, il convient de distinguer différents éléments qui constituent la religiosité populaire. Nous avons tout à la fois, la dévotion à la Vierge de Guadalupe qui est l'adhésion religieuse et culturelle profonde et sincère du peuple mexicain à la Vierge manifesté dans diverses pratiques de religiosité populaire ; le message de la Vierge avec une dévotion et une religiosité populaire qui ont leur origine dans des traditions qui s'expriment dans le récit ancien du Nican Mopohua ; l'image de la Vierge avec une religiosité populaire centrée sur le culte à Marie Mère de Dieu et notre Mère dans son image miraculeuse représentée sur la tilma de Juan Diego ; le dernier élément que l'on découvre dans cet événement est l'unité populaire, en effet, Notre Dame de Guadalupe est également un symbole qui accorde une place spéciale aux pauvres.

L'événement du Tepeyac suscite l'annonce d'une nouvelle joyeuse, la transformation d'un peuple tout entier à travers l'évangélisation vécue au quotidien dans la culture. Au Mexique, la présence vivante de Marie a depuis lors indiqué le chemin ecclésial et a eu une incidence particulière dans le cœur de tous les indigènes.

Les générations passées ont reçu son message, et chacune a tenté de le vivre selon la conscience de son époque. Chaque génération a vécu et vit encore aujourd'hui son histoire de l'action évangélisatrice de Marie. L'inculturation authentique suppose la rencontre, l'assimilation, l'intériorisation et la réexpression. Un véritable évangélisateur doit toucher les racines de la culture. Parler de Marie au Tepeyac comme vigueur culturelle du christianisme mexicain c'est prolonger l'incarnation du Verbe dans la réalité culturelle mexicaine, assumer l'identité nationale, connaître ses valeurs.

C'est dans cette optique de développement, de consolidation de la religiosité populaire et de son enracinement dans la culture que se perpétue la récitation du rosaire de la Vierge de Guadalupe. Sa spécificité : ses mystères ("considérations") reposent sur le texte du Nican Mopohua. Mais l'orthodoxie de ce rosaire ne fait aucun doute. Ces mystères s'appuient sur les dogmes catholiques, ils renvoient à Dieu et ne s'arrêtent pas à la Vierge. L'accent est mis sur la gloire de Dieu, la place de Dieu dans la vie de chaque baptisé, ou sur certaines vertus comme l'humilité ou la charité.

c) La Vierge de Guadalupe et la musique populaire

L'influence de la musique populaire pour graver et pérenniser dans le peuple une idée quelconque et en particulier une idée religieuse est indiscutable. Comme les Aztèques étaient un peuple proche de la terre, ils ressentaient un sens profond de communication avec l’univers entier. Leur langage était visuel. Ces symboles visuels n’avaient pas seulement un sens littéral propre, mais ils donnaient en même temps aux gens la possibilité d’expérimenter un sens plus profond que les mots ne pourraient exprimer.

La communication courante parlée n’était pas suffisante pour parler de la réalité suprême, c'est-à-dire des choses divines qui surpassent l’humain. Pour pénétrer ce domaine, il était nécessaire de le faire à travers la poésie mise en musique. Comme nous l'avons déjà évoqué, c’était seulement au moyen de la chanson et à l'aide des fleurs que l’homme pouvait entrer dans une communication personnelle avec le divin. La théologie et la philosophie à travers le langage verbal pouvaient revêtir un aspect dangereux et personne ne pouvait être sûr de son authenticité. À la question : la vérité est-elle possible ? Oui mais par l'intermédiaire de ce qui plait à celui qui donne la vie : les fleurs et le chant, c’est la métaphore en nahuatl de la poésie. La poésie est un moyen d’expression qui permet d’exprimer ce qui est au plus profond du cœur de l’homme et lui permet de se découvrir lui-même et de découvrir ce qu’il a mystérieusement perçu tout au fond de lui. La poésie émane de l’au-delà, la vraie poésie n’est possible que si Dieu est dans le cœur de l’homme. Alors que tout passe sur terre, que tout a une nature transitoire, comme la poésie émane de Dieu, elle est pérenne, de même que les fleurs quand elles sont associées à la poésie.

La poésie mise en musique revêt donc un sens tout particulier pour les Mexicains. La musique sacrée existait chez tous les peuples des Amériques. Les textes des chants expriment non seulement l'intercession du peuple mais aussi leur relation, leur compréhension et leur place devant les dieux de leur temps. "Ils se convertissent plus par la musique que par la prédication" ("se convierten por la música más que por la predicación") a pu dire Zumárraga.

Le Pregón del Atabal aurait été composé pour être chantée au cours des processions à la Vierge. Cette hymne courte et inspirée nous relate l'événement de l'apparition et de la procession, et entrelace opportunément au fil du texte l'enseignement capital qu'il est nécessaire de rappeler en de tels moments que la sainte Vierge est l' "œuvre du Dieu unique et parfait", qu'elle est "la meilleure des créatures de Dieu" pour que les Indiens l'aiment mais ne l'adorent pas comme Dieu. Sans s'aventurer plus loin, il suffit de dire que depuis la Conquête, la musique sacrée des Espagnols n'a cessé de se mêler à celle des peuples de la région. Certaines hymnes faisaient partie de la richesse des prières chantées régulièrement dans les églises. Les chants populaires, les rythmes et les textes ne furent pas introduits officiellement dans la liturgie hispanique avant Vatican II. Les premières tentatives furent la traduction littérale de cantiques existants, mais dans certains cas des mélodies populaires de l'époque furent réécrites avec des textes religieux spécifiques qui furent introduits dans la liturgie. Ces chœurs accompagnés guitares et de percussions furent créés et l'on élabora des danses, particulièrement pour les célébrations à la Vierge de Guadalupe.

Dans les zones rurales du Mexique, certaines interprétations (rites liturgiques populaires, chants; pièces religieuses) que l'on peut encore découvrir de nos jours, datent de la période coloniale. De nombreuses hymnes à la Vierge de Guadalupe font référence à la fierté d'appartenir au peuple mexicain, à l'indépendance, elles sont globalement empreintes de nationalisme. D'autres relatent le récit du "Nican Mopohua" ou ce qu'apporte la Vierge de Guadalupe à son peuple : joie, paix, harmonie et libération.

L'Himno Guadalupano" précise qu'être dévôt à la Vierge de Guadalupe est quelque chose d'essentiel" ("Ser Guadalupano es algo esencial") que cette dernière est la "petite mère des Mexicains" ("Madrecita de los mexicanos"); Mi Virgen Ranchera est plus franchement nationaliste, il clame que "Vive la Reine des Mexicains", "Ma Vierge brune", "le Mexique est ta terre", "et toi sa bannière" :

"Que viva la Reina / De los Mexicanos / Mi Virgen Morena / México es tu tierra / Y tu su bandera"

Buenos dias, Paloma Blanca ("Bonjour blanche colombe") la compare à une reine en la situant sur son trône céleste, elle est la Mère du créateur, le chanteur lui rend grâce et référence est faite aux fleurs qui tiennent, comme nous l'avons vu une importance si grande dans la culture aztèque et dans le récit des apparitions :

"En tu trono celestial / Eres Madre del creador / Gracias te doy con amor / El aroma de las flores / A las flores de Maria / Madre mía de Guadalupe"

D'autres chants, qui ne font aucune allusion directe à la nationalité supposée de la Vierge de Guadalupe, se font davantage l'écho de la tradition catholique classique des cantiques. Ils parlent de la "Mère du sauveur", "Mère du Fils, adieu", "de l'Esprit Saint, o chaste épouse adieu":

Adios, Reina del cielo (Adieu, Reine du Ciel):

"Madre del salvador / Madre del Hijo, adios / Del Espiritu Santo, o casta esposa adios"

Et encore, dans l' Estrella y camino ("l'étoile et le chemin"), elle devient la main qui conduit à Dieu : "De tu mano, Madre, vayamos a Dios"

d) La Vierge de Guadalupe aujourd'hui

Dans leur vie quotidienne la Vierge métisse occupe une place de choix, tant pour les Mexicains vivant au Mexique que pour ceux vivant aux États-Unis. Souvent, même si ils ne sont pas catholiques ou rejettent la religion, ils admirent la Vierge et demandent son intercession. Il faut cependant distinguer entre les Mexicains et les Mexicains-américains. Il semblerait que pour beaucoup des personnes vivant aux États-Unis, ce soit parfois l'aspect culturel de la Vierge de Guadalupe qui domine. Vivre dans un pays étranger s'avère toujours être nécessairement une épreuve difficile, d'autant plus que la grande majorité des immigrants en provenance du Mexique sont sans qualification professionnelle particulière. Cette absence de qualification touche bien évidemment davantage les femmes d'origine mexicaine que leurs frères ou époux. La Vierge exprime certaines valeurs comme le fait d'être une épouse chaste et pure, ainsi qu'une mère dévouée de façon inconditionnelle à sa famille, ces valeurs peuvent aller à l'encontre de la manière dont elles envisagent leur intégration dans la population nord-américaine. La culture nord-américaine peut effectivement leur renvoyer une image tout à fait opposée à cet idéal chrétien. De fait, le désir de s'approprier la culture de la société dominante ne va pas toujours de pair ni avec la vision catholique traditionnelle de la Vierge, ni avec celle de la Vierge de Guadalupe telle qu'on peut l'envisager au Mexique.

Cependant, pour tous, Mexicains et Mexicains-américains, la référence à la Vierge métisse, à la peau sombre comme eux, leur donne également la possibilité d'accepter leur dignité et leur humanité. Ils ont du prix aux yeux de la Vierge métisse donc auprès de Dieu et en eux-mêmes. La Vierge regarde dans leurs cœurs et dans leurs âmes et leur donne de la valeur. Une fois acceptés et aimés, ils peuvent croire en eux-mêmes et s'ouvrir à d'autres réalités. Les aspects culturels et spirituels se trouvent alors mêlés comme souvent au Mexique où la religion forme presque un tout indissociable avec la culture.

Son image n'a d'ailleurs jamais cessé d'être représenté dans l'art mexicain ou mexicain-américain en dehors de tout lien religieux. Ainsi, elle figure fréquemment dans des œuvres picturales à l'orthodoxie parfois douteuse (du tableau controversé d'Alma Lopez aux représentations à visée politique de Cristina Cardenas ou d'Alfred Quiroz). Dans la littérature contemporaine mexicaine-américaine, la Vierge est aussi souvent présente. Ana Castillo, Gloria Anzaldúa y ont fait référence dans des ouvrages célèbres. Des auteurs moins connus continuent dans cette voie aujourd'hui encore. C'est le cas d'Alma Luz Villanueva qui a publié en 2002 Luna's California Poppies présenté sous la forme du journal d'une jeune fille de douze ans qui s'adresse à la Vierge de Guadalupe qu'elle choisit pour confidente et lui parle comme à une amie qui veille sur elle, qui l'écoute et la connaît comme Dieu seul nous connaît. On peut aussi mentionner Donna M. Gershten dont la protagoniste dans le roman intitulé Kissing the Virgin's Mouth (2001), admire la Vierge de Guadalupe tout en rejetant la religion : "Lupa est le nom spécial que je donne à la Vierge à la peau mate, Guadalupe. Aucun manque de respect intentionnel. Elle le sait. Je Lui parle chaque jour" ("Lupa is my special name for the dark Virgen, Guadalupe. No disrespect intended. She knows. I speak with Her daily.")

Concernant les visiteurs du sanctuaire, la situation est différente. La visite au sanctuaire (appelé "La Villa") est un moment religieux même s'il s'insère dans la globalité de la vie du visiteur.C'est un centre de pèlerinage et donc un lieu de prière et de dévotion. La fête principale a lieu le 12 décembre. Mais des groupes de musiciens et danseurs aztèques sont souvent présents pour les célébrations importantes. Par exemple pour l'anniversaire de la béatification de Juan Diego qui s'ouvre par des danses et des chants aztèques, et où le syncrétisme va jusqu'à inviter l'assemblée à lever les mains en direction du soleil, au début de la messe présidée par l'évêque. Le sanctuaire attirerait entre 18 et 20 millions de pèlerins chaque année. Que représente le sanctuaire pour ces pèlerins ? Nous ne disposons que d'une étude publiée en 1998. Pour les visiteurs interrogés, la Villa est le lieu où est apparue la Vierge du Guadalupe (2 sur 5), elle est perçue comme dispensatrice de grâces et de faveurs (1 sur 4), notre Mère du Ciel (1 sur 3), Sainte et modèle de vie (1 sur 6) et mère de Dieu pour seulement deux visiteurs sur cinq.

Ils y viennent comme dans n'importe quel sanctuaire, avec cette particularité que la "tilma" signifie pour beaucoup d'entre eux, une présence vivante de la Vierge. Les pèlerins viennent "écouter la messe", cette périphrase est préférable à "recevoir la communion" car les Mexicains ont moins l'habitude, que les Français par exemple, de communier au corps du Christ. Est-ce un reste de tradition issue de la période coloniale où la communion était peu fréquente ou est-ce que ces pèlerins viennent surtout pour vénérer la Vierge métisse, auquel cas ils pourraient se contenter de l'honorer sans assister à la messe ? Ils disent majoritairement se rendre au sanctuaire pour contempler la Vierge, prier, parler avec la Vierge, réciter le rosaire, déposer des fleurs ou acheter des images pieuses.

C'est dans la Vierge que le peuple mexicain vaincu et déconcerté, a rencontré sa vocation historique et son identité nationale. La conquête avait provoqué la mort et la destruction totale. La Vierge du Tepeyac transmet un message de liberté et de vie. C'est la Vierge des commencements, l'aube de la nouvelle évangélisation qui initie un nouveau peuple, orienté vers la lumière, vers un ordre nouveau, un monde nouveau, une humanité nouvelle.

L'histoire du Mexique nous montre que la foi chrétienne à travers la Vierge du Tepeyac est compatible avec la culture mexicaine et avec ses valeurs propres. La foi du peuple mexicain n'est pas seulement une foi pure et abstraite, mais elle a acquis une empreinte culturelle déterminée. Ainsi précisément, l'histoire de cet événement et ses effets nous laissent entrevoir la richesse de l'Évangile et son trésor de possibilités pour la réalisation humaine. Dans la rencontre du christianisme traditionnel espagnol avec la culture mexicaine, la Guadalupe d'Espagne fait l'expérience dans Sainte-Marie Tonantzin d'une nouvelle structuration. La foi est inconciliable avec la contrainte, et la force de la Vierge du Mexique est qu'elle ne n'a jamais représenté une Église importée et ne fut pas imposée par les conquistadors. Elle est métisse, comme ceux dont elle a conquis le cœur.

Agnès de Fraissinette

Article publié en janvier 2007 : « La Vierge de Guadalupe : une conquête spirituelle et culturelle », Bulletin de la SFEM , Médiaspaul.